T’es qui

 

carte-bus Je suis un petit singe qui avait 23 ans au lancement de ce blog et qui n’a de montpelliérains que ses premiers pas et son numéro de sécu. J’ai grandi à Paris et ça a pas mal influencé mon imaginaire, j’ai longtemps eu pour passion d’inventer des lignes de bus (dont l’audacieuse Invalides – Porte de Bagnolet). L’attrait pour les cartes m’est resté, j’en ai souvent dessiné, toujours imaginaires ; au fil de lectures d’une littérature tout aussi imaginaire, j’ai façonné d’autres projets d’avenir, m’avouant qu’une vie de Hobbit ou de Poufsouffle convenait mieux à mon tempérament.

LIVONIA_vulgo_Lyefland-Joan_Blaeu,_1662 zoomDans ma vie étudiante il y a eu, comme pour beaucoup, des tas de blagues, de pintes, de kebabs, avec l’opinion que dilettantisme était un joli mot qu’il fallait honorer. Mes déluges d’enthousiasme ont changé de cible, vers Kerouac, Saint-John Perse, Joyce, Proust, Faulkner, Beckett beaucoup, les mythes de Salomé (merci Wilde) et de la reine de Saba (merci Nerval) (les premiers remerciements de ce blog vont donc aux décadents et aux pendus). Et avec Kerouac l’envie d’en découdre avec la route sauvage – de lui, de McCandless et d’Eddie Vedder, que j’ai tous trois découvert l’été de mes 17 ans. Je les sens encore au fond de ma personnalité, massifs, imputrescibles. Je raconterai peut-être un jour mes premières expériences en Irlande, en Écosse.

Tout ce wild gloubiboulga a pris de la maturation pendant un long exil estival en Scandinavie, que je considère comme l’une des décisions les plus intelligentes de ma vie. Je suis parti avec l’idée suivante : « Vérifie que cette vie nomade est faite pour toi, et dans un an tu pars pour toujours, tu seras pêcheur au Vietnam dix ans et puis tu en partiras pour toujours et seras encore autre chose ». Je pense que j’y croyais. Ça me fendait le cœur mais j’y croyais. Ma mémoire est un peu mensongère : il n’y avait pas qu’Into the Wild et Sur La Route dans ma démarche, il y avait aussi cette conscience terrassante que le temps passait à une vitesse folle et que chacun d’entre nous aurait vécu sa vie avant même de l’avoir rêvée. Jusqu’à écrire ces lignes, je ne m’étais jamais ouvert à personne de ce… « plan Vietnam »… et je crois que je ne m’en étais jamais ouvert à moi-même non plus ; en ce temps-là il flottait dans mes plans d’avenir pourtant : incertain, foutrement absurde et s’imposant malgré tout, fantomatiquement, comme le seul avenir qui tienne.

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Bref : l’exil scandinave de mon été 2011 m’a permis de comprendre (un peu dans la douleur) que la solitude était un prix que j’étais incapable de payer. Le semi-jeûne et le camping humide, eux, me posaient moins de problème. Finalement, lorsque campant seul au milieu de la neigeuse Irlande je rêvais d’un gratin de macaronis à la tomate en famille, les calories ne changeaient pas grand-chose à l’affaire : c’est mon entourage que je regrettais (le verbe est faible).
Depuis, j’ai beaucoup baguenaudé de volontariats en petits boulots au fil d’épisodes de stop, en restant un peu admiratif devant ma lucidité de 2011, moi qui suis en règle générale si impulsif, et cet « été-test » qui fut si pénible sur le moment, mais finalement si riche d’enseignements. Maintenant c’est un peu différent, je crois que je parviens souvent à accueillir ma solitude. Je lui ouvre la porte, je lui dis de s’installer. On ne passe pas un « bon » moment ensemble, ce serait absurde de vouloir ça et c’est peut-être aussi pour ça que je les vivais si mal avant. On passe un moment de solitude ensemble, puis arrive le sommeil, puis arrive le matin, et le matin tout est si renouvelé.

De McCandless j’ai quand même gardé ce bonheur épatant de pousser des hurlements de louveteau, seul au milieu d’une nature toute-puissante. (Et peut-être aussi une incapacité nerveuse à accepter de porter costume ou cravate.) De Kerouac je ne sais pas ce que j’ai gardé, de toute façon c’est son style qui compte ; surement cette mythologie du nomadisme contemporain, formée de routes goudronnées à l’infini et de travaux saisonniers, cette image d’une liberté instable et qu’on s’acharne à renouveler, parce que si on croit à la liberté, alors la liberté financière n’a qu’à suivre la cadence et tant pis si elle nous file quelques écorchures.

Ces élans sont un peu lointains maintenant mais c’est comme une plante qui donne ses fruits aux premiers temps de votre potager puis se décompose et participe à la qualité de votre terre : elle s’instille encore dans les germinations suivantes. Salut Jack, salut Chris, je vous aime toujours, de toute façon je suis incapable d’être vraiment objectif à votre sujet.

Bon. Je ne voulais pas écrire tout ça. J’ai l’impression de me peindre un joli portrait alors que désormais, ce que je veux, ce que vraiment je voudrais au fond de moi, c’est vous transmettre un peu de la paix que j’ai récoltée ici et là, tout mettre sur la table, la sincérité, la tendresse, tout étaler et vous dire de vous servir. Mais c’est difficile d’être sincère et même dans ce petit paragraphe, j’ai voulu faire au moins un effet de style. Mettons que c’était pour émouvoir.

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S’il y a une seule chose à retenir finalement, c’est, bien égocentriquement (mais mettez ça sur le compte de l’usure du voyage – mais pour être honnête je me sens comme neuf… ou peut-être comme une occase qu’on trouve chez Gibert en super état) : donnez-moi des nouvelles aussi. De temps en temps je me languis de vous, parce que c’est bien d’être nez au vent et fleur au cerveau mais de temps en temps, le soir, on se demande juste ce qu’on fait là, en terre inconnue, au milieu de gens inconnus ou parfois juste dans sa tente étroite, en compagnie d’une solitude que Barbara n’aurait pas dédaignée. Fugace réminiscence scandinave. Et d’ailleurs, même quand on est en coloc à Khartoum ou au milieu d’un bénévolat en Anatolie, avoir des nouvelles de son entourage ça fait plaisir. Alors donnez des nouvelles, n’hésitez vraiment pas !

Olivier Grondeau