Soudan #6, Port-Soudan

De Port-Soudan je ne connaissais que le nom, rencontré dans Nedjma. C’est de Port-Soudan que Si Mokhtar et Rachid s’embarquent pour Jeddah et La Mecque. Trop de choses que je ne sais pas, trop de choses que Rachid ne m’a pas dites… Je suis à Khartoum et ils ont Nedjma à la bibliothèque du Centre Culturel Français. Un petit coup :

kateb yacine

Et ce jour-là, dans sa cellule de déserteur, Rachid croyait entendre sur le pont les révélations passionnées de Si Mokhtar, pleines du tumulte de la mer Rouge, en vue de Port-Soudan…

« Tu dois songer à la destinée de ce pays d’où nous venons, qui n’est pas une province française, et qui n’a ni bey ni sultan ; tu penses peut-être à l’Algérie toujours envahie, à son inextricable passé, car nous ne sommes pas une nation, pas encore, sache-le : nous ne sommes que des tribus décimées. Ce n’est pas revenir en arrière que d’honorer notre tribu, le seul lien qui nous reste pour nous réunir et nous retrouver, même si nous espérons mieux que cela… Je ne pouvais te parler là-bas, sur les lieux du désastre. Ici, entre l’Égypte et l’Arabie, les pères de Keblout sont passés, ballottés comme nous sur la mer, au lendemain d’une défaite. Ils perdaient un empire. Nous ne perdons qu’une tribu. Et je vais te dire : j’avais une fille, la fille d’une Française. J’ai commencé par me séparer de la femme à Marseille, puis j’ai perdu la fille… (…) Mais je sais bien que Nedjma s’est mariée contre son gré ; je le sais, à présent qu’elle a retrouvé ma trace, m’a écrit, et qu’elle me rend visite, c’est ainsi que tu l’as vue à Constantine, lorsque son époux l’y conduit de temps à autre avec lui… (…) À toi Rachid, c’est à toi que je songe… Mais jamais tu ne l’épouseras. Je suis décidé à l’enlever moi-même, sans ton aide, mais je t’aime aussi comme un fils… Nous irons vivre au Nadhor, elle et toi, mes deux enfants, moi le vieil arbre qui ne peut plus nourrir, mais vous couvrira de son ombre… Et le sang de Keblout retrouvera sa chaude, son intime épaisseur. Et toutes nos défaites, dans le secret tribal – comme dans une serre – porteront leurs fruits hors de saison. Mais jamais tu ne l’épouseras ! S’il faut s’éteindre malgré tout, au moins serons-nous barricadés pour la nuit, au fond des ruines reconquises… Mais sache-le : jamais tu ne l’épouseras. » (III, XII)

Par CouchSurfing je connais Salah. Il travaille dans une boutique de téléphonie et Osman, son patron, habite une grande maison sur deux niveaux. Le rez-de-chaussée est inoccupé et partiellement bâché. Il me propose de m’y installer. Alors pendant 6 jours à Port-Soudan, c’est le grand train ! je dors avec la clim et je regarde TV5. Il n’y a pas grand-chose d’enthousiasmant : Michel Drucker au défilé du 14-juillet, Tsipras pieds et poings liés, le Tour de France à Rodez. Stéphane Bern a son opinion sur la virginité d’Elizabeth Ière et Nagui n’a pas l’air d’avoir beaucoup d’opinions. Bref, ce grand clown triste qu’est la télé. Finalement c’est Des Chiffres et des Lettres le plus divertissant.
C’est aussi l’Eid, la fin du Ramadan, et les stands du marché croulent sous les boites de bonbons (le plus souvent, les confiseries sont un dérivé du fudge).

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Port-Soudan c’est agréable sous ses arcades blanches (plus que sur la partie industrialisée, pétrolifère du front de mer), d’autant qu’il ne fait pas si chaud, on atteint 40°C un jour sur deux, on peut acheter son poisson au marché avec une ou deux galettes de pain, une poignée de petits piments et un ou deux citrons (verts).
Avec Salah on est allés sur la promenade du front de mer où se serrent quelques terrasses clinquantes. Plus loin, sous de plus simples atours, on peut trouver des restaurants où manger du poisson, boire son café ou sa chicha, regarder la mer… La mer Rouge est aussi belle qu’en Egypte : beaucoup de bleu clair coiffé d’une bande bleu dur : le large. Si on veut regarder les coraux, quelques petits bateaux font l’aller-retour entre le littoral et le récif pour quelques guinées. L’eau est claire et on passe son temps la tête au-delà du bastingage à regarder à travers la surface mouvante les couleurs qui s’étirent, les formes fuyantes. C’est comme un kaléidoscope.

J’ai dit « pour quelques guinées », en fait la monnaie ici c’est la livre soudanaise (Sudanese Pound) mais le mot arabe est djiné. C’est le même mot qu’en Egypte (Egyptian Pound), où il se prononce guiné. Livres ou guinées, peu importe.

Salah aime bien fumer la chicha. Mais c’est mal. Jacques-a-dit (oui sur ce blog le Prophète s’appelle Jacques) : pas de chicha. Alors il en fume, une fois de temps en temps, en cachette, il la commande et s’installe à l’entrée des cuisines pour être sûr qu’aucun client de sa connaissance ne le verra. Parce que la chicha il aime bien. Mais c’est mal. D’ailleurs dans sa famille on est à cheval sur ces choses-là, personne ne fume. Moi je sais que c’est faux, j’ai vu son petit frère fumer des cigarettes et il m’a dit, amusé, de ne pas le dire à Salah, parce que « dans la famille, personne ne fume »… Finalement peut-être qu’ils fument tous. Globalement la religion empêche peu de choses, parce que chacun s’accorde à dire qu’on n’a pas besoin de la religion pour obéir à « Tu ne tueras pas », et que les interdits de seconde main, de la chicha au sexe avant le mariage, beaucoup de gens les bravent ; dans la pratique, tout ce que fait la religion ici, c’est créer de la culpabilité. Elle promulgue des interdits que les gens outrepassent en culpabilisant. Je crains qu’on ne soit loin du message initial du petit Jésus et du petit Mohammed. Au Soudan le régime est pour quelque chose dans cette tension ordinaire, et il parait qu’il y a 20 ans la vie était différente, qu’à Khartoum on voyait des minijupes et des boites de nuit. Régime ou pas régime, je commence à avoir ma dose de diktats religieux. Le nom de Jacques revient un peu trop quand il s’agit de justifier des bêtises. (Jacquie, Jacquie…)

mh

Bon, fuyons ces considérations maussades pour une note un peu plus épicée. Parce que c’est aussi à Port-Soudan que je goute au café à la soudanaise : pas mal de sucre et du gingembre. C’est tellement, tellement bon. Le Soudan marque un point. Malgré ceux que son régime lui fait perdre, ça commence à lui en faire pas mal.

Une réflexion sur « Soudan #6, Port-Soudan »

  1. Et tout doucement, je m’en vais rattraper ton périple. Désolée d’avoir tant tardé à te lire à nouveau. La vie, tout ça. En tout cas Port-Soudan, c’est quand même un nom qui claque bien je trouve. Ses arcades, son café épicé, ses eaux claires font bien envie 🙂 Quant à cette culpabilité permanente, ça doit être triste et pesant à observer, à la longue mais je suppose que ça fait partie du voyage. Reste à l’écoute de ce(ux) qui t’entoure(nt). A bientôt !

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