Chênes

La route perd vite asphalte et mesure, la nuit monte et nous avec ; huit cents mètres de ravin. Avec le dernier camion de la journée j’ai quitté Tepelenë sans savoir qu’il y aurait toute cette route encore, l’abîme, les passages de vitesses sur des pistes à demi éboulées.
Et puis c’est le plateau, l’asphalte, les lignes droites. A Nivica il fait nuit.

Sur l’esplanade sombre je vagabonde une minute ou deux sous l’ombre tentaculaire d’un vieil arbre que dans la nuit je ne reconnais pas et qu’on nomme ici rrap. La promenade attire vite l’attention des tables du café. On m’y invite. Entre le café et l’école il y a des pelouses, bien sûr à cette heure on n’y voit rien mais le Francais peut bien monter la tente, et rester autant qu’il veut. Armando, qui avec ses cousins travaille à la fromagerie (chèvre et brebis) du bout de l’esplanade, offre des barres chocolatées à la cantonade. Nini qui tient le café m’apporte de bon coeur un chocolat chaud une fois la tente montée, je frissonne un peu dans ma couverture mais je me sens bien à Nivica. La vie au café m’a toujours plu et ça ne me déplairait pas d’écrire un guide des terrasses les plus inaperçues, des tabourets les plus notoires, carrelage et plastique souvent, de Khartoum à Bohol, de Rajkot à Shkodër, les meilleurs endroits où profiter de la simple vie des cafés, loin des rabatteurs, des souvenirs et des jolies ruelles pavées qui pour les locaux sont mortes depuis des lustres. Sans les pointer précisément sur les cartes bien sûr, surtout pas.

Se lever après le soleil, faire un tour dans le matin frais, emmitouflé dans sa couverture (les motifs bhoutanais de la mienne semblent convenir au gout albanais). Armando me fait visiter la fromagerie, ça sent le lait qui travaille. Eux sont en train de finir leur petit-déjeuner et me préparent une tartine de beurre bien frais au léger gout de lait tout en allumant leurs premières cigarettes. Ils me conseillent de monter à Stog. Pendant ce temps passent les voitures de quelques paysans, qui apportent le produit de leur traite. Alors je m’engage sur le sentier qui mène à Stog, un lieudit à l’écart des villages, en surplomb du plateau. C’est un bois de chênes au fond duquel ni le Christ ni Mahomet n’ont poussé la promenade. Quatre murs de pierre sèche à l’intérieur desquels des bougies ont brulé dans des niches, il flotte une odeur de cire, on en voit les ruisseaux pétrifiés le long des pierres. Des bougies pour les chênes (l’endroit s’appelle, très celtiquement, Lisat e shenjtë, « les Chênes Sacrés »), et peut-être aussi pour la foudre qui a fendu les plus hauts d’entre eux, et pour les calmes sous-bois tapissés d’herbe rase où Galadriel ne dédaignerait pas poser la plante nue de ses pieds.
Les cloches des troupeaux s’entendent au loin.

Le sentier sinue entre les pâtures et enjambe la rivière au moment où elle gagne en force et commence à creuser la roche en rideaux souples, en aurores boréales grises. Naissance d’un canyon qui quelques kilomètres plus tard donne aux routiers le vertige. Du bois de chênes aussi on en aperçoit les profondeurs, ce qui mériterait bien des cierges.

J’ai l’albanais disparate et souvent incongru. Je ne sais pas encore dire « maison », je sais déjà « chêne », « mouton » et « tente » (lis, delë, çadër), sans compter ceux que je ne connais qu’en albanais (rrap, et le fameux lofatë des routes après Berat).
Il serait bien possible de se constituer un vrai langage avec tout ça, rrap pour la force l’âge l’enracinement, lofatë pour la joie les lèvres l’attirance. Lis pour la paix la respiration l’âge aussi. Peut-être les nuancer ainsi : rrap pour l’âge des corps et lis pour l’âge des esprits. Dans le bois il n’y avait que la naissance et la mort, le nouveau-né et le desséché ; bourgeons duveteux, feuilles mortes et trocs fendus au coeur noirci.
Ces mots et leurs composés : le verbe lofat- pour s’exclamer, se maquiller, célébrer ; l’adjectif pour que le regard pétille comme celui d’Amra ; l’adverbe pour vivre cette douceur. Le verbe rrap- pour l’installation, la construction, le mijotis des lourds repas d’hiver. Le verbe lis- pour tout ce qui ne s’exprime pas par rrap- ou lofat- et que pourtant rrap- et lofat- conditionnent. Nivica est une experience plus lis, celle de Shkodër à l’auberge était un temps lofat.
Le jour revenu, j’ai compris que rrap était « platane » ; quant aux lofatë des routes après Berat, on les appelle « arbres de Judée ».

Les moutons ont pris position sur la terrasse du café déserté et paissent maintenant dans le jardin de l’école, à distance de ma tente. Puis ils s’éloignent en direction des ruines et les derniers assiégeurs de la terrasse s’enfuient à leurs trousses en bêlant. Il n’y a vraiment plus que moi ensuite. Le soleil a redoublé d’efforts pour vaincre la couverture de nuages et commence à dessiner des ombres sur l’esplanade.
Est-ce que je dormirai dehors à Gjirokaster ou sous la tente, ou dans un lit d’auberge ? Les cycles se mélangent. Je me sens très fort et très fragile.
J’ai envie d’un peu de Judée peut-être, et Shkodër n’est qu’à une journée de stop. Je crois que c’est le genre d’instants où l’on comprend qu’on vagabonde plus qu’on ne voyage, et c’est une prise de conscience pétillante. Revenir 400 km en arrière, parce qu’on y a déjà des bons souvenirs, de la joie et un peu d’attirance, tout ça cristallisé autour d’un mot qu’on ne connaissait pas la veille.

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