Ponts de Berat

Berat est souvent appelée la « ville aux mille fenêtres », en référence à l’architecture ottomane de ses vieux quartiers, mais je crois que j’ai surtout des histoires de ponts à raconter.

La fraicheur était descendue. Les faces blanches des maisons anciennes regardaient le soleil s’en aller derrière la montagne. J’avais diné, il ne restait plus qu’à revenir à l’auberge en passant le vieux pont sur l’Osum. Je voudrais dire qu’il fut construit pour relier la côte adriatique à la route d’Istanbul mais c’est faux, cette histoire-là est celle d’un autre, le pont Arslanagić à Trebinje sur lequel je passais huit jours plus tôt, là aussi revenant de la vieille ville sans y avoir diné mais un feuilleté aux épinards diffusant son fumet dans mon sillage ; c’était mon dernier soir en Herzégovine et le crépuscule prenait un tour sinaïte, sommets bleus, monts roussis dominés par un ciel clair comme de l’eau au milieu duquel montait déjà une lune énorme ; sur les pentes lointaines le soleil éclairait encore une église solitaire, j’avais faim, le feuilleté me réchauffait la paume. Les deux ponts se confondent dans ma mémoire, tant de villes, tant de ponts en si peu de temps.

Cette fois donc, je passais sur ce vieux pont qui relie Gorica et Mangalem, les deux rives de Berat. Une certaine mélancolie s’installait en moi. Je l’avais sentie, depuis une heure, piétiner comme les chiens qui font de longs tours sur eux-mêmes avant de se décider à s’assoir. Arrivé au pied du pont je me sentais triste comme il faut, noyé dans le confort d’avoir payé une auberge où passer la nuit, et mon regard inspectait machinalement les rives de l’Osum et les arches de pierre en quête d’un abri où dormir simplement, où j’aurais dormi si j’avais atteint Berat à un moment plus ascétique de ma vie. J’aurais longtemps écouté les voix des passants nocturnes, la rumeur constante de la rivière allant sur les galets, sa voix déployée au fil de sa vallée, timbre d’eau et de cailloux, architecture vocale complexe et lancinante jetée par-dessus le bruit des derniers badauds en quête d’un restaurant. Eventuel dormeur sans autre toit que l’arche d’un pont abimé par les crues et rebâti d’ère en ère, hypothétique clochard à la présence aussi impalpable, aussi indessinable que celle d’un bois de chênes.
J’ai visité un bois de chênes un peu avant d’écrire ma page de journal sur Berat. Mais à Berat je ne pensais pas à eux, je ne connaissais pas encore les bois de chênes albanais ; seule la vie éthérée des sadhus se rappelait à mon souvenir et me manquait. Semaines sur des bancs de Corée et des trottoirs australiens. Sommeils au creux des villes, à l’arrière des villas, au coin des boutiques ou sous cet arbre que je n’ai jamais baptisé dans le maquis indien. C’est comme si le rocher lentement acheminé jusqu’au sommet de la colline avait roulé dans le ravin et que je reprenais tout à zéro. Mais au-delà de la fièvre montante des kilomètres et d’auberges inconnues les trottoirs se pressentent à nouveau, ce n’est pas une prophétie ni une promesse fougueuse, rien qu’un calme pronostic.

Revenu à l’auberge j’ai accordé du temps à cette tristesse passagère, sans vainement m’acharner à ressentir de la joie. La tristesse a un gout de tristesse et je m’efforce de l’accueillir avec le même bon coeur que s’accueillera la joie, le moment venu. C’était à Kainan la première fois que je m’y étais essayé, cherchant un abribus où passer la nuit, sur le chemin des Quatre-Vingt-Huit Temples. L’apprentissage de la tristesse, cette manière qu’on a de pouvoir l’observer aller et venir en nous comme n’importe quel autre sentiment, sans s’épuiser à déplorer sa présence.
Dans la nuit, peut-être parce que cette sorte de tristesse m’avait rappelé Shikoku et que c’est au large de Shikoku que j’avais appris sa mort, j’ai rêvé d’Olivia. On était à la ferme. Je ne sais plus de quoi on parlait, la discussion était enjouée et se finissait en longs rires. J’ai été si heureux au réveil, et l’impression de l’avoir revue et d’avoir partagé du temps avec elle ne s’est pas dissipée.
Il y a vraiment eu à Berat toutes sortes de ponts qui se sont confondus, ou de fenêtres peut-être bien, de courants d’air, de perspectives.

Du bout de la rive de Gorica part une route qui perd vite toute trace d’asphalte et serpente dans les vallées arides en direction de Këlcyrë et de Tepelenë. De hameau en hameau s’apprend la prononciation de l’albanais : Drobonik, Zhitomi, Tërpan, Paraskuar, Rehove, Gllav, Buzë.
Comme un mauvais trayeur de chèvres je dois m’y reprendre à plusieurs fois, la mammelle de souvenirs que j’estimais tarie ne l’est pas tout à fait ; le premier souvenir est celui du sommet de la Trebeshina dont la piste de Buzë offre quelques belles vues : des taches de neige s’éparpillaient encore, l’affublant d’un curieux pelage de panthère. Le second, c’est l’aridité de ces collines-là, qu’une forêt reprend parfois de mauvaise grâce, comme une barbe sur des joues trop creuses. Garrigue et maigres pâtures souvent égayées de troupeaux de moutons et de lofat aux branches chargées de fleurs roses… sans avoir la moindre idée, au moment où j’écris mon journal, de comment traduire lofat.

Une réflexion sur « Ponts de Berat »

  1. Cher Olivier, Quel bel article….je l’ai relu 3 fois avec bonheur.., malgré la tristesse qui s’est installée en toi mais je sais que tu contrôles parfaitement ces émotions passagères, alors la joie est elle revenue après ton feuilleté aux épinards….! Profite de tout avant de retrouver Paris pour juillet aout ! Plein de bises, à bientôt

    Envoye de mon IPad Francoise Parisot

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