#1, Rengaine d’Imbros

Après une heure de traversée, le ferry rejoint le port de Kuzulimanı. Il est 21h15, la nuit est tombée, la mer est calme et quelques lumières nous mènent jusqu’à Merkez, la ville principale de l’ile. Mes conducteurs me déposent dans la grand-rue.

J’ai trois jours de stop dans les pattes. Je suis parti de Skopje le matin du 15 avril, pour effectuer cent laborieux kilomètres avant de m’avouer vaincu devant un embranchement d’autoroute compliqué à poucer ; dans le soir tombant, j’ai rejoint le fond d’un champ où monter la tente. Le lendemain, j’ai eu l’occasion de passer quelques heures à tendre le pouce au soleil devant un pré magnifique où ont fleuri des milliers de coquelicots. J’avais commencé Capitaines des sables, un livre de Jorge Amado qui n’a pas l’air mal du tout. Et puis une voiture s’est arrêtée au loin pour pêcher le grand-père qui faisait concurrence à mon pouce, mais elle a redémarré à petit train et m’a cueilli à mon tour, direction la frontière. Il était midi à mon arrivée en Grèce et j’avoue qu’à ce moment j’ai manqué de lucidité, une voiture s’est arrêtée je leur dis Thessalonique ils me disent non, qu’ils se rendent juste à côté d’ici, au camp de réfugiés du village-frontière d’Idomeni. Plus tard, à chercher l’ombre d’un poteau sous le soleil triomphant, je m’en mordais les doigts : je savais bien qu’à Idomeni ils accueillent des bénévoles et j’aurais voulu en être. Mais la voiture qui s’est arrêtée ensuite allait à Thessalonique et j’ai tiré un trait, à regrets, sur ce petit plan éphémère. Le jour d’après c’était Xanthi, Komotini, ces stations-service où des employés sont venus comme des rois mages m’apporter bouteille d’eau ou croissant sous vide… et la frontière turque, enfin ! Encore quelques voitures, sur la péninsule de Gallipoli un gros chien de berger qui m’a fait sagement rebrousser chemin sur la nationale, le stop le long des Dardanelles et puis Kabatepe, le port où s’embarquer pour Imbros/Gökçeada.

(Blague Carambar) Pourquoi, sur Imbros, est-il si facile de crier victoire ? Réponse : Parce que l’ile d’en face, c’est Samothrace : )

Voilà, je suis à Merkez, il fait nuit noire et les passants sont peu nombreux, quelques moteurs troublent encore régulièrement le silence. Au bout du parc, une maison à un étage tombe gentiment en ruines. Je jette un coup d’oeil par-dessus mon épaule puis je me faufile par la porte ouverte du rez-de-chaussée : des établis, des courroies et de la ferraille, par terre des boulons, des écrous, des bonbonnes ; une couche de poussière recouvre tout comme s’il se formait un linceul. Je tends encore l’oreille, je guette les ombres de la rue en entrefermant la porte d’entrée branlante et je déroule mon tapis de sol dans la poussière. De temps à autre, une paire de phares éclaire à travers la vitrine opaque le mur opposé de l’atelier. Moi je suis allongé dans mon sac de couchage et je commence à m’endormir.

Le lendemain, après avoir repoussé plusieurs fois le réveil, je quitte la poussière de mon cher petit squat, le premier de ma carrière, je me lave la figure avec un fond d’eau minérale et je m’attable à une terrasse pour une soupe de lentilles. Je prends la route à huit heures. De belles vallées se confortent entre les monts toisonnés de maquis. Quelques villages fantômes se dressent parfois, parce qu’à Imbros / Gökçeada (le nom turc attribué à l’ile depuis les années 70) vivait une population exclusivement hellénophone, même après la cession de l’ile à la Turquie au début du siècle ; quelques décennies de colonisations anatoliennes et de dépossessions foncières plus tard, il ne reste pas grand-autre témoin des Imbriotes que ces hameaux inhabités.

Au stop succède la marche le long des ruisseaux, dans le parfum des pins. Les chèvres s’éloignent du chemin à mon approche. Il y a des oliviers au tronc énorme et, à mesure que le ciel se libère des collines et que le vent de l’Egée nous rafraichit la sueur, des maisons qui se construisent. Bientôt j’atteins Laz Koyu.

La saison n’a pas commencé. De la terrasse du restaurant vide, en surplomb de la crique, s’élève parfois un bruit de perceuse. La plage est déserte, je me tapis entre les rochers pour profiter d’un peu d’ombre, pour écouter la mer, lire, aimer les minutes qui passent. Et puis, au bout d’une heure peut-être, comme un vieux refrain de Barbara, voilà qu’elle est revenue : la solitude. Et plus grand-chose n’a de sens alors ; à quoi bon parcourir le monde si on ne peut se fixer une heure sur une belle plage sans lentement voir approcher cette méchante marée montante : que faire ici, à se regarder l’intérieur de la tête ? alors la plage est belle, la mer est calme, les falaises prennent le soleil, et puis qu’est-ce qu’on est seul. Mais ça changerait quoi, d’être ailleurs, d’être entouré ? on aurait l’esprit distrait, on se laisserait séduire par des artifices ; comme s’il n’y avait que ça à espérer dans cette vie : que quelque chose nous distraie de la solitude. Ces moments-là je commence à les connaitre, ils ne datent pas du voyage, et je commence à savoir colmater efficacement la brèche qu’ils ouvrent. Je réfléchis aux mois qui viennent, je réduis mes projets de randonnées solitaires. Je pense à Istanbul, à l’Iran, à la Chine même ; je pense à la nuit que je ne passerai pas sur cette plage puisqu’à midi déjà j’entends qui monte la rengaine de la solitude. Je rassemble mes affaires, je fuis Laz Koyu.

Et puis après d’autres paysages, d’autres plages et d’autres vallées, je suis revenu à Merkez, à ses boutiques de savons bio, à ses pâtisseries aux amandes et ses treilles sous lesquelles on paresse autour d’un thé. Je sais bien que ce n’est pas dans la solitude que je m’épanouis, je le sais depuis la Norvège ; dans la solitude je me recroqueville. Alors ce soir-là je me sens léger à nouveau parce que je sais que je mets le cap sur de belles expériences collectives, je pars le lendemain matin vers Istanbul. Et la solitude, elle se laissera surement apprivoiser un jour, lorsque j’aurai l’intérieur plus solide. Pour l’heure, elle amène avec elle le cortège de lucidités habituelles : le vide perpétuel, l’absurdité de l’existence, toutes ces choses grises dignes d’un bon personnage beckettien, toutes ces choses que même le Roi Louis qui est en mon coeur, même Bilbo, même Misou qui sont dans mon coeur ont alors peine à combattre. Allez, que nos ciels se dégagent un peu, qu’on se satisfasse de choses simples : la fin d’après-midi est belle et sur le goudron on peut chanter à tue-tête, on peut même chanter dix fois de suite la même chanson et avec l’accent texan si on veut ; il y a au loin une montagne qui ressemble à un volcan, et juste ici une voiture qui s’arrête pour m’emmener vers le port, camper sous les pins ; et demain, c’est Istanbul.